Sur question préjudicielle du tribunal de commerce de Paris, la Cour de Justice de l’Union Européenne réaffirme l’exacte définition de l’agent commercial
Par son arrêt du 4 juin 2020 dans l’affaire C-828/18, statuant sur question préjudicielle posée par le tribunal de commerce de Paris dans son jugement du 19 décembre 2018[1] , la Cour de Justice de l’Union Européenne dit pour droit : « L’article 1er, paragraphe 2, de la directive 86/653/CEE du Conseil, du 18 décembre 1986, relative à la coordination des droits des États membres concernant les agents commerciaux indépendants, doit être interprété en ce sens qu’une personne ne doit pas nécessairement disposer de la faculté de modifier les prix des marchandises dont elle assure la vente pour le compte du commettant pour être qualifiée d’agent commercial, au sens de cette disposition. ».
La question préjudicielle a paru assez simple à la Cour de Justice pour qu’elle décide, l’avocat général entendu, de juger l’affaire sans conclusions. Mais l’arrêt a une importance capitale puisqu’il met fin à une dérive singulière de la jurisprudence française, depuis douze ans, quant à la définition de l’agent commercial.
C’est par un arrêt du 15 janvier 2008 (06-14698) que la chambre commerciale de la Cour de cassation a jugé, après avoir rappelé l’article L.134-1 du Code de commerce (« l’agent commercial est un mandataire indépendant chargé de négocier et éventuellement de conclure des contrats au nom et pour le compte de son mandant »), que la société mandataire, RCE, s’était engagée à n’apporter aucune modification aux tarifs et conditions établis par Orange et qu’il en résultait que la société RCE n’était investie d’aucun pouvoir de négocier les contrats[2].
Rapidement réitérée[3], cette interprétation du mot « négocier » a permis aux opérateurs téléphoniques (SFR, Orange, Bouygues Télécom) de rompre les contrats des professionnels qui avaient, par leur travail, permis le développement de la téléphonie mobile naissante, sans indemniser ces professionnels.
Le sens donné ainsi au mot « négocier » a entrainé une vision de l’agent commercial, surprenante, contraire à la conception reçue depuis plus d’un siècle sur la base de l’intérêt commun intelligemment dégagé par la jurisprudence de la fin du XIXème siècle, notamment par un arrêt de la Chambre des requêtes du 8 avril 1857 : « les usages ne permettent pas à une compagnie de congédier, sans dédommagement, un agent qui n’a pas
démérité pour s’approprier le fruit de son labeur »[4], conception consacrée par le décret du 23 décembre 1958, confirmée par la directive du 18 décembre 1986 transposée en droit français par la loi du 25 juin 1991 intégrée aux articles L.134-1 et suivants du Code de commerce.
L’interprétation promue par la chambre commerciale repose sur un contre-sens affectant le mot « négocier » : il est faux de penser qu’il signifie « fixer les prix ». Tous les dictionnaires s’accordent pour indiquer, comme le Robert : « agir auprès de quelqu’un en faveur d’un tiers », et à propos de « négociation », le même ouvrage enseigne : « série d’entretiens, d’échanges de vues, de démarches pour parvenir à un accord, pour conclure une affaire » (Robert, 1977 p.601).
Rien n’autorisait à donner au mot « négocier », une autre signification que celle couramment admise.
De plus fort, un texte spécifique permettait d’éviter l’erreur dans laquelle la chambre commerciale est tombée : la communication de la Commission du 24 décembre 1962[5]. C’est l’une des premières communications diffusées par la Commission, elle est venue préciser que les contrats passés par les « voyageurs de commerce » avec leurs commettants ne constituaient pas des ententes prohibées sauf dans le cas où, le professionnel se comporte comme un commerçant indépendant et la communication indique expressément qu’il en est ainsi dans l’hypothèse où il peut déterminer ou détermine les prix ou les conditions de transaction.
La position du droit européen exprimée par la communication de Noël 1962 n’a jamais varié : les lignes directrices de la Commission accompagnant le règlement 330/2010 disposent que les prix et conditions auxquels l’agent doit vendre ou acheter les biens ou services contractuels sont fixés par le commettant puisque c’est lui qui assume le risque du contrat [6]
La situation décrite par la Commission (le pouvoir de déterminer les prix) comme faisant perdre la qualité d’agent commercial pour prendre celle de commerçant est celle que la Cour de cassation a exigée pour reconnaître la qualité d’agent commercial !
La vision régulièrement confirmée de la Chambre commerciale[7] a été naturellement suivie par de nombreuses juridictions du fond et cependant contestée par certaines.
Ainsi, le tribunal de commerce de Paris, dans son jugement du 19 décembre 2018, a exprimé ses doutes, notamment en fonction des droits d’autres Etats membres de l’Union, et posé à la Cour de Justice la question à laquelle celle-ci vient de répondre.
* *
*
Pour répondre à la question préjudicielle, la Cour s’attache nécessairement à l’article 1er, paragraphe 2, de la directive 86-653 repris dans l’article L.134-1 de notre Code de commerce et relève trois conditions pour qu’une personne puisse être qualifiée d’agent commercial :
- posséder la qualité d’intermédiaire indépendant,
- être lié, contractuellement de façon permanente à son commettant,
- exercer une activité consistant soit à négocier la vente ou l’achat de marchandises pour le commettant soit à négocier et conclure ces opérations au nom et pour le compte de celui-ci.
Nous voici en face du terme « négocier ».
La Cour indique que la directive 86-653 ne définit pas ce terme; cependant le fait que la négociation doive porter sur la vente ou l’achat de marchandises pour le commettant met en évidence la volonté du législateur de l’Union : il faut que l’acte de négociation ait pour objectif la conclusion de contrats de vente ou d’achat pour le compte du commettant; l’article 1er de la directive ne renvoie à aucun droit national pour définir le mot « négocier » et impose donc que la notion de « négocier » soit une notion autonome du droit de l’Union, interprétée par conséquent de façon uniforme sur l’ensemble du territoire de l’Union.
La Cour souligne que selon une jurisprudence constante la détermination de la signification d’un terme doit être établie conformément au sens habituel de ce terme dans le langage courant (c’est de cette signification que la Cour de cassation s’est écartée).
La Cour constate que les termes employés dans les diverses versions linguistiques de la directive peuvent être différents : le mot « négocier » se trouvant remplacé, dans certaines de ces versions, par des termes signifiant « servir d’intermédiaire ». Aucune de ces versions n’implique que l’agent puisse fixer lui-même le prix des marchandises dont il assure la vente pour le compte de ses commettants ; le contrat liant l’agent à un commettant peut prévoir le prix des marchandises sans qu’il soit possible d’y apporter des modifications au cours de la négociation : la fixation du tarif par le mandant étant requise par des raisons de politique commerciale.
Ensuite la Cour remarque[8] que l’impossibilité pour l’agent de modifier le prix fixé par le commettant n’empêche aucunement l’accomplissement par l’agent commercial de sa tâche de négociation : reprenant les termes du gouvernement autrichien, la Cour souligne que cette tâche est menée « au moyen d’actions, d’informations et de conseils ainsi que de discussions » qui sont de nature à favoriser la conclusion de l’opération de vente des marchandises pour le compte du commettant. On croirait lire le dictionnaire Robert cité ci-dessus : « série d’entretiens, d’échanges de vues, de démarches pour parvenir à un accord, pour conclure une affaire ».
Enfin, la Cour de Justice note qu’interpréter l’article 1er, paragraphe 2, de la directive, en excluant de la qualité d’agent commercial les professionnels qui ne disposent pas de la faculté de modifier les prix du commettants, irait à l’encontre des objectifs de la directive parmi lesquels figure la protection, sur l’ensemble du territoire de l’Union, des agents commerciaux dans leurs relations avec leurs commettants au même titre que la volonté d’assurer l’égalité des conditions de concurrence entre les industriels établis sur le territoire de l’Union.
* *
*
Telle est bien la conséquence de la jurisprudence instaurée et confirmée par la chambre commerciale depuis 2008. Pendant plus de dix ans la profession d’agent commercial en France a été atteinte gravement dans ses intérêts par une application, devenue difficilement compréhensible, de la loi :
- si dans l’exécution du contrat, un agent commercial viole son obligation de respecter strictement les directives de la mandante pour les tarifs[9], il est jugé coupable d’une faute grave et perd tout droit à indemnité de fin de contrat,
- à la fin du contrat, il est de même débouté de cette demande d’indemnité pour n’avoir pas eu le pouvoir de modifier les prix du mandant ![10]
On peut ici évoquer la finesse de la remarque d’Albert Camus : « mal nommer les choses c’est ajouter au malheur du monde ».[11]
Les professionnels ont été atteints dans leurs intérêts chaque fois que des mandants peu soucieux d’équité ont profité de la jurisprudence, les agents commerciaux ont cessé de faire confiance au droit et aux tribunaux : on a vu un arrêt reprocher à un agent de ne pas avoir négocié le prix d’un produit dont le prix ne se négocie pas puisque son cours est fixé chaque jour au London Metal Exchange de Londres, le cuivre[12].
L’appréciation en droit d’un contrat doit se faire en fonction de l’économie de ce contrat et c’est ainsi que le modèle du commercial salarié est différent du modèle de l’agent commercial :
- le premier, à qui on fournit une voiture automobile, un équipement informatique et qui bénéficie de tous les avantages liés au contrat de travail coûte à l’entreprise au moins 80.000 € à l’année, parfois beaucoup plus et ceci, avant même qu’il ait obtenu la moindre commande pour son employeur,
- l’agent commercial, lui, professionnel indépendant, travaille à ses frais, ne coûte que s’il réalise du chiffre d’affaires mais au moment de la fin du contrat perd la part de marché qu’il avait constituée ou maintenue : étant mandataire, les clients qu’il a conquis aux produits du mandant sont les clients du mandant ; à la fin du contrat l’agent commercial n’a aucun droit sur eux, de là, la nécessité, bien appréciée dès le XIXème siècle, d’une indemnité compensatrice.
A ce calcul économique s’ajoute une réalité de politique commerciale qui condamne la jurisprudence que la Cour de Justice vient de sanctionner: les agents commerciaux ne rendent pas à leurs mandants les services de stockage et de financement que procurent des concessionnaires ou des acheteurs revendeurs ; si un producteur s’adresse cependant à des agents commerciaux c’est parce qu’il veut garder le plus loin possible dans le circuit de distribution de son produit la maitrise de son prix : le prix n’est pas la somme arithmétique des coûts; il est un positionnement commercial sur le marché[13] et l’agent commercial permet, de maintenir ce positionnement puisqu’il est tenu de respecter les prix faits par le mandant, au contraire de la vision erronée qui a été donnée de la profession d’agent commerciale depuis 2008 jusqu’à l’arrêt de la Cour de Justice du 4 juin 2020.
* *
*
Depuis la terreur révolutionnaire et sa loi du 29 septembre 1793 contre les accapareurs, le prix est au centre de l’ordre public économique français, mais il ne faut pas le considérer avec les yeux du consommateur qui ne retient que le prix de l’objet convoité alors que l’objet est au stade de la vente finale dans un état de lieu, de lot, de date, qui résulte d’une multitude d’opérations tout au long du circuit de distribution avant la vente terminale : que de choix ont été faits, que de décisions assumées et de coûts supportés depuis la fabrication, le transport, le conditionnement, la définition de l’unité offerte, le lieu et le moment de la mise à disposition, dans quel assortiment de produits complémentaires, avec quel accompagnement publicitaire, et avec quelle régularité de livraisons aux points convenus et aux moments voulus ?
Tous ces éléments qui font la transformation physique et la présentation psychologique d’un produit entrent dans la négociation menée par l’agent commercial, certains de ces éléments ont été définis par l’industriel commettant et il faut les mettre en valeur dans l’esprit du client, d’autres sont des points à négocier avec chaque client en fonction des exigences de celui-ci. Le prix est fonction de tout cela et il n’est pas le point unique de la négociation à la différence de ce que vit le consommateur qui ne voit que le prix de l’objet et ne se soucie pas de toutes les décisions et opérations qui ont permis que cet objet lui soit offert.
Il est révélateur que la question préjudicielle ait été posée non pas par une juridiction ayant l’obligation de la poser aux termes de l’article 267-3 du Traité sur le Fonctionnement de l’Union Européenne mais par un tribunal de commerce dont les membres ont la pratique des affaires.
La malaventure du droit français à laquelle la Cour de Justice met fin pourrait conduire à s’interroger sur la formation reçue en France par les juristes : il ne faut pas oublier le constat dressé par Claude Champaud « Le juriste qui ne sait que le droit ne connait pas le Droit ». [14]
On a lu avec beaucoup d’intérêts le « plaidoyer en faveur de la description » publié par le doyen Julien Boudon[15] tant il est vrai que la description d’un phénomène est le premier stade de sa connaissance laquelle est indispensable à sa qualification.
On sait les excellents programmes offerts par de nombreuses Facultés mais on pourrait s’interroger sur les conséquences de la sécession, opérée dans les années 70, par les économistes quittant les Facultés de Droit qui ont alors cessé d’être les « Facultés de Droit et de Sciences Economiques », les étudiants y bénéficiaient d’une formation économique qui leur permettait, pourvu qu’ils en eussent le goût, de comprendre les mécanismes des affaires.
N’est-ce pas à la suite de cette sécession que les écoles de commerce ont connu un essor considérable, au grand dam des familles invitées à verser des droits de scolarité importants, et n’est-ce pas à la suite de cette sécession que le recrutement des Instituts d’Etudes Politiques s’est manifestement amplifié ?
Jean-Marie Leloup
Avocat au Barreau de Paris
Ancien Bâtonnier de l’Ordre de Poitiers.
[1] V.R.J.com, 2019, n°1 p.52 et s.
[2] Cass. com., 15 janvier 2008 n°06-14698, D. 2008.350 obs., E. Chevrier
[3]Cass com., 20 mai 2008, n°07-12234.
[4] Req., 8 avril 1857, D ; 1858 I, 134, v. aussi Req. 6 janvier 1873, D.1873 I, 116.
[5] J.O, C.E, n° 139 du 20 décembre 1962
[6] Ligne directrice sur les restrictions verticales du 10 mai 2010, N°12 (où l’on trouve exactement les mots « négocier » ou « conclure ») à 21.
[7] Par exemple 20 janvier 2015, n°13-2423
[9] Cass. com., 25 juin 2013 n°11-25528.
[10] C’est l’effet de la jurisprudence de la Cour de cassation sanctionnée par la Cour de Justice.
[11] Albert Camus « Pour une philosophie de l’expression », Poésie, 44 n°17, décembre 1943 janvier et février 1944, Editions Pierre Seghers.
[12], Paris, 20 mars 2014, n°12-05796 AJ Contrats d’affaires n°
[13] Cf. H.Simon, F.Jacquet, F.Vrault la stratégie prix,3ème édition Dunot 2011, p.18
[14] Claude Champaud, Le droit des affaires, coll. Que sais-je, PUF, 1982.
[15] D., n°11, 2020.